Jouer de la musique note à note, c’est comme regarder le ciel et voir des étoiles individuelles. Quand une certaine familiarité avec les accords s’installe, c’est comme se mettre à voir des constellations. Les constellations n’existent pas réellement, mais elles sont utiles pour parler des étoiles qui sont proches les unes des autres (de notre point de vue). Comprendre l’harmonie en général, avec ses degrés, fonctions, magnétismes, c’est comme développer un modèle du système solaire dans son ensemble, en prenant compte de la rotation de la Terre et de sa révolution, des orbites des autres planètes, etc. À chaque niveau de compréhension, le pouvoir de prédiction augmente. Le modèle devient à la fois plus élaboré, mais aussi plus simple.
C’est pas uniquement que telle pièce peut être schématisée par un modèle, telle autre pièce par un autre. C’est que toutes les compositions qui utilisent par exemple un bVII#11 ont au moins un point en commun dans l’océan de leurs paramètres. Ou encore toutes les compositions qui utilisent un glissando d’harmoniques, ou un cluster. À ce moment-là de leur discours, peu importe la façon de le réaliser, ou la tonalité, elles partagent une essence commune, elles convergent sur ce point précis même si elles divergent sur tous les autres. Chaque fois que quelqu’un met un V de IV dans une pièce, c’est le même V de IV. On pourrait regarder le monde par la lentille du V de IV et voir toutes les situations qui l’ont invoqué, comme un mille-feuilles traversé au centre par un axe, chaque feuille partant dans une direction différente.
Si on considère l’ensemble des axes possibles et leur interrelation, il n’y a qu’un seul système tonal – même les expérimentations les plus free et avant-gardistes occupent des points dans cet hypergraphe fractal et infini. Les outils de la musique sont les mêmes pour tout le monde, harmonie, timbre, temps, etc. Personne ne peut inverser le principe logarithmique (penser à des ricochets dans l’eau) de l’harmonie – il est possible de tenter d’ignorer le principe logarithmique, par exemple en faisant de la musique dodécaphonique, mais ça ne le fait pas disparaître. Personne ne peut s’inscrire à l’extérieur du temps, ou ne pas utiliser de timbre.
Une des raisons, je pense, qui rend ce point de vue si impopulaire, c’est l’impression que la personne est en train de mettre des limites à son hypergraphe, dans le but d’exclure ce qu’elle considère comme étant «pas de la vraie musique», ou qu’elle considère sa vision de l’hypergraphe musical comme étant «le véritable» hypergraphe et veut l’imposer, etc.
Le chant d’un insecte, le bruit d’un usine, le band le plus métal et le silence font tous partie de l’hypergraphe. Le monde des possibles est infini et ma vision personnelle de ces possibilités est un atome dans l’océan.
Curieusement, postuler l’existence d’un common ground musical passe pour être dogmatique et conservateur, alors que c’est peut-être la seule façon de quitter (enfin) le post-modernisme qui paralyse la recherche et sa communication. Aucun peer-review et progrès scientifique n’est possible si les groupes de recherche ont l’impression d’être dans des réalités parallèles, irréconciliables, avec des points de vue essentiellement différents sur la réalité.
J’entends déjà : la musique c’est pas de la science. Je dirais que la musique n’est pas encore de la science, parce que les musicologues ne sont pas compositeurs, et vice versa. J’ai l’impression qu’il y a toute une science de la musique qui n’existe pas encore. Qui est constamment parcourue et utilisée à tâtons par les musiciens mais qui n’a pas été sujette à une véritable exploration systématique. Une science de l’action des séquences de fréquences sur l’auditeur.trice et sur le monde. Qui peut-être un jour accomplira des choses formidables (comme dans Fondation d’Asimov).
Il ne s’agit pas de créer une recette, un algorithme infaillible pour faire de la bonne musique. Ce serait de toutes façons impossible parce que le fait même de créer cet algorithme changerait les paramètres du monde dans lequel il opère (par exemple les gens pourraient s’habituer, se révolter, etc.) Mais plutôt commencer à collecter, comme des botanistes, de petits fragments de systèmes qui semblent avoir une certaine prévisibilité dans leur effet. Fouiller dans les fréquences, interroger son expérience et celle des autres, et cartographier les résultats. Par exemple la marche VI – III – IV – I, dans le canon de Pachelbel et dans l’étude no.3 de Chopin, qui a un effet tellement caractéristique de relâchement un peu tragique. Ou l’utilisation d’une pédale de chorus, d’un son de glace qui craque. Ou encore ce fameux accord #11.
(S.v.p. insérer en commentaires vos anecdotes personnelles avec le #11, dans le but de jeter les bases botaniques d’une nouvelle science de la musique)