Néoclassicisme et complexité

La musique classique est dans une situation curieuse.

Je pense que la plupart des gens qui consomment de la musique néoclassique lui reconnaissent certaines lacunes, par exemple : elle est très répétitive, elle est très apte à suggérer la tristesse ou la nostalgie mais peu versatile par rapport à d’autres émotions, elle sonne toujours un peu pareil. Ce qui ne l’empêche pas néanmoins perçue comme plus «vraie», dans un sens, que toute la musique classique avant elle. J’aimerais explorer quelques pistes de réflexion hasardeuses sur le sujet, même si la situation est tellement proche de nous qu’elle est difficile à analyser.

Premièrement, si la musique néoclassique est répétitive et d’apparence simple en comparaison avec la musique classique traditionnelle, elle ne l’est pas nécessairement en général, par exemple si on la compare avec la musique folklorique. Plus on remonte loin dans le temps, plus la musique est simple (grosse généralisation, mais un peu vraie) et dans cette perspective, c’est la musique classique des 17e aux 20e siècles qui est une excroissance curieuse de complexité, vivacité, ruptures abruptes dans le discours, etc.

Je vois justement la phase néoclassique actuelle comme une pudeur à l’égard des excès grandiloquents des derniers siècles, Wagner, Stravinsky, Mahler etc. Comme si les musiciens classiques, on était hangover d’une grosse soirée qui a viré au chaos total dans laquelle on a été très loud et on a fait des choses qui nous ont aliénés un peu de la société, et que le lendemain on chuchote pour pas trop énerver les gens.

L’effort néoclassique est un exercice de minimalisme. Voici un spectre d’analyse qui m’a semblé utile récemment : certaines musiques racontent une histoire, et donc se font succéder plusieurs états différents en rapide succession, ce qui est généralement le cas du classique traditionnel (exception faite du Boléro). D’autres musiques cherchent à accompagner un état, et sont donc très stables, aussi stables finalement que l’auditeur dans sa temporalité «normale». Dans ce deuxième type, le concept d’événement musical n’existe pas, les changements sont graduels, comme c’est souvent le cas de la musique minimaliste, de film, de méditation, etc. Beaucoup de musique folklorique entre également dans cette catégorie en tant que support d’un rituel, religieux ou autre.

L’avantage (pour moi) de ce type de musique, c’est qu’il pointe directement vers le moment présent, qu’il déconstruit nos attentes de «divertissement» et porte à la méditation finalement. Également, et ceci est une distinction très importante à mon sens, il demande moins de concessions à l’auditeur, qui n’a pas besoin d’entrer dans une temporalité «narrative» dans laquelle les nuances émotionnelles se succèdent beaucoup plus rapidement que dans la vie normale. Imagine quelqu’un dont les états psychiques évoluent aussi rapidement qu’une symphonie de Mozart, cette personne est probablement schizophrène ou quelque chose. Entrer dans cette logique de compression temporelle n’est pas un problème en soi, on peut se glisser dans ce mode narratif, mais cela coûte quelque chose, ce qui explique pourquoi il est plus difficile pour les humains modernes de «jouer le jeu» de la musique classique. Le désavantage étant que la musique minimaliste, ou d’états, est peut-être moins «divertissante» (quoique très captivante et hypnotique) et qu’elle est limitée en terme de nouvelle information qu’elle peut transmettre à l’auditeur pour la même période de temps (imagine une version du Seigneur des Anneaux dans laquelle Frodon ne quitte jamais la Comté).

Il serait naïf de croire que ce minimalisme néoclassique est toujours un choix et jamais une pauvreté de l’imagination, chez moi comme chez tous les autres. Entre un Messiaen et nous, pauvres compositeurs.trices québécois.es en 2023, des tonnes et des tonnes de technique, de finesse, de complexité se sont perdues (même si d’autres secteurs de complexité sont apparus, comme la science du mixage, l’univers de la musique électronique/numérique, etc.) Je ne suis pas nostalgique du passé, je pense qu’elle devait se perdre et ne pouvait faire autrement. Il me semble que cet arbre a fleuri, est mort, a libéré toutes sortes de couleurs flamboyantes et d’odeurs funky dans sa mort, et nous sommes en train de pousser les tiges d’un autre arbre complètement, encore tout jeune, qui doit conquérir sa propre complexité, cette fois aux prises avec l’électronique, l’ordinateur, l’intelligence artificielle (qui amène avec elle une véritable nouvelle ère). Chose certaine, la téléportation stylistique est impossible et c’est toune après toune, lentement et naturellement, qu’on va créer la musique du futur.

Déjà, si le système universitaire (le trou noir universitaire devrais-je dire) arrêtait de coopter nos meilleurs jeunes compositeurs pour 1. en faire des automates conditionnés au système de récompense académique et à son esthétique déracinée ou 2. les faire lâcher la musique, je pense qu’on aurait accès en tant que société à un tout nouveau pan de musique instrumentale, ni néoclassique ni académique. Il faut de nouvelles écoles. Personnellement j’ai eu besoin de tout raser et de recommencer à zéro, stylistiquement, en sortant de l’uni (ce qui n’est pas une nécessité absolue, dans un monde idéal) et dorénavant d’utiliser ma tête le moins possible, pour éviter de retomber dans le décalage imposé à mes préférences naturelles. Par opposition à un bon prof dont la seule préoccupation est de faire grandir l’arbre qui est déjà présent dans le cœur de l’étudiant.

Mais j’ai l’impression qu’avec tout ce minimalisme à la mode, et après un siècle de musique contemporaine inutile, c’est facile d’oublier que la complexité, quand ça fonctionne, c’est actually cool : c’est ce qui est derrière la cellule, la possibilité d’organiser un mouvement social, la capacité de GPT-4 de répondre correctement à nos questions, etc. La synthèse qui me fascine, personnellement, c’est de chercher à marier, justement, le minimalisme avec le storytelling. De ramener le storytelling dans la musique néoclassique (sans que tout le monde cringe), mais conserver l’aspect méditatif, ce qui est vraiment difficile. Pour faire ça, j’ai besoin de plus que 4 accords cheezy ou des vagues trucs atmosphériques. Mais je sais que si j’essaie de rendre ma musique complexe (en mode try hard), je vais perdre ma connexion avec mon évolution esthétique naturelle et avec la société, et devenir un vieux prof d’uni bourru qui se plaint que tout a déjà été fait.

Rien n’a encore été fait!